Tout tient en une seule phrase, longue et sans style. Une litanie hachée de termes juridiques et d’incriminations qui contiennent par eux-mêmes les germes de l’avenir judiciaire de Nicolas Sarkozy dans l’affaire des financements libyens, peut-être la plus grave de son quinquennat parce que mêlant aux soupçons de corruption la guerre et le mensonge.
Imprimée sur un papier officiel du tribunal de grande instance de Paris, cette phrase parle – attention, il faut prendre sa respiration – d’une « complicité de corruption et de trafic d’influence actifs et passifs commis par des personnes exerçant une fonction publique, complicité de détournement de fonds publics par un agent public, pour avoir courant 2006 et 2007 et depuis un temps non couvert par la prescription, à Paris, sur le territoire national, et en Libye, sciemment, par aide ou assistance, été complice des délits de corruption et de trafic d’influence actifs et passifs commis par des personnes dépositaires de l’autorité publique, chargés d’une mission de service public ou investies d’un mandat électif public, en l’espèce en réceptionnant des sommes d’argent en espèces remises par les autorités libyennes, en les transportant entre la Libye et la France, et en les remettant à leurs destinataires ».
Il s’agit en réalité des termes d’une mise en examen pour corruption tels qu’ils ont été lus et signifiés, le 7 décembre, à 10 heures du matin, par trois juges parisiens à l’intermédiaire Ziad Takieddine, qui fut longtemps l’homme de la diplomatie parallèle des sarkozystes avec le régime libyen de Mouammar Kadhafi ou celui de Bachar al-Assad en Syrie
Trois semaines avant cette mise en cause judiciaire, l’homme d’affaires s’était pour la première fois auto-incriminé en révélant dans un entretien à Mediapart et à l’agence Premières Lignes avoir lui-même convoyé, entre novembre 2006 et janvier 2007, trois valises remplies de cash libyen, pour un montant total de 5 millions d’euros, afin de les remettre en mains propres à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur et candidat à l’élection présidentielle, et à Claude Guéant, son directeur de cabinet. Des faits vivement démentis par les deux intéressés.
Selon le récit de Takieddine, les espèces lui avaient été confiées à Tripoli par l’ancien chef des services de renseignements libyens, Abdallah Senoussi, par ailleurs beau-frère de Kadhafi.
Ziad Takieddine a confirmé, le jour même de leur diffusion, ses propos devant les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption (OCLCIFF) de Nanterre.
Les chefs de mise en examen de Takieddine, à les analyser de près, sonnent d’ores et déjà comme un mauvais présage pour l’ancien président de la République et son plus fidèle collaborateur. Pour trois raisons.
- D’abord, si Takieddine est considéré par les magistrats instructeurs comme « complice » d’une corruption et d’un trafic d’influence, cela signifie, en droit, qu’il y a par conséquent un auteur principal des mêmes faits.
- Ensuite, il est bien question de délits « commis par des personnes exerçant une fonction publique », « dépositaires de l’autorité publique », « investies d’un mandat électif » ou « chargées d’une mission de service public ». Autant dire que se profilent ici en ombres chinoises les portraits
- de Sarkozy et de Guéant Enfin, Takieddine est bien mis en examen pour avoir reçu du régime Kadhafi cinq millions d’euros en liquide et les avoir transportés en France avant de les remettre « à leurs destinataires » ; à savoir les mêmes Sarkozy et Guéant.
Déjà mis en examen dans le dossier des financements libyens, mais pour d’autres faits (lire notre enquête), Claude Guéant peut être directement convoqué par les juges. Jamais entendu dans cette affaire, Nicolas Sarkozy, qui est officiellement retiré de la vie politique depuis sa défaite à la primaire de la droite, ne devrait pas échapper quant à lui à une convocation policière, avant une éventuelle présentation aux magistrats à l’issue de son interrogatoire.
D’après les procès-verbaux d’audition de Takieddine par les policiers, réalisés les 15 et 17 novembre derniers, Nicolas Sarkozy est personnellement concerné par une des trois remises de cash libyen évoquées, confirmant ce que l’intermédiaire avait déjà dit à la presse.
« La troisième et dernière remise s’est déroulée autour du 27 janvier 2007 et c’est à cette occasion que j’ai vu Nicolas Sarkozy directement car j’ai été conduit de la grille [de la place] Beauvau jusqu’à son appartement, a raconté Takieddine sur PV. Monsieur Guéant n’était pas là. Comme d’habitude, j’avais averti Monsieur Guéant que j’arrivais, mais je me suis fait accompagner directement dans l’appartement de Monsieur Sarkozy cette fois. Je vous précise que lorsque j’arrivais place Beauvau à la grille, j’indiquais que j’étais Monsieur Takieddine en présentant mes papiers et je n’avais pas à justifier d’un rendez-vous, j’étais pris en charge tout de suite, sans copie de ma carte d’identité et sans remise d’un badge quelconque. »
Il a poursuivi : « Concernant la troisième et dernière remise de billets avec Nicolas Sarkozy, nous n’avons pas du tout évoqué la valise que je lui ai remise. Nous avons parlé de la Libye et des espoirs que nous avions pour ce pays. La valise contenait une somme de 1,5 million d’euros, toujours selon les dires de Monsieur Senoussi. J’ai regardé comme d’habitude pour vérifier qu’ils étaient là. Mêmes coupures, mêmes emballages en provenance de la Banque centrale de Libye. »
Devant les enquêteurs, Ziad Takieddine a assuré qu’il pensait, à l’époque, que l’argent devait abonder les services du ministère de l’intérieur dans le cadre d’une coopération policière entre les deux pays. Il n’est plus de cet avis aujourd’hui : « Je n’ai plus de doute sur le fait que l’argent destiné au ministère de l’intérieur a terminé dans les poches de Monsieur Sarkozy et de son assistant Monsieur Guéant. »
Les trois juges d’instruction (Serge Tournaire, Aude Buresi et Clément Herbo) basent-ils aujourd’hui leur accusation sur les seuls dires d’un homme, Ziad Takieddine ? La réponse est non, comme Mediapart l’a déjà rapporté.
Primo, le témoignage de Takieddine vient confirmer en tous points (dates, lieux, montants, protagonistes) les aveux qu’Abdallah Senoussi avait lui-même faits, sur procès-verbal également, devant la Cour pénale internationale dans le cadre d’une procédure restée longtemps secrète.
Secundo, l’ancien premier ministre libyen, Choukri Ghanem, avait pour sa part consigné, en 2007, dans un petit carnet manuscrit l’existence de versements libyens, notamment de Senoussi, au profit de Nicolas Sarkozy. En 2007, les relations entre la France et la Libye étaient au beau fixe et nul ne peut raisonnablement soupçonner que Ghanem ait préparé une forgerie contre Sarkozy quatre ans avant une guerre que personne ne pouvait alors prévoir. Quoi qu’il en soit, Ghanem n’est plus là pour témoigner : son corps a été retrouvé flottant dans le Danube à Vienne (Autriche), le 29 avril 2012, le lendemain des premières révélations de Mediapart sur la corruption libyenne de Sarkozy.
Tertio, la justice dispose par ailleurs d’éléments matériels qui confirment que Ziad Takieddine s’est bien rendu en Libye à plusieurs reprises entre novembre 2006 et janvier 2007, dates auxquelles aurait eu lieu la danse des mallettes, d’après l’intermédiaire. Les enquêteurs ont aussi des éléments qui prouvent qu’il rencontrait fréquemment à l’époque Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur
Ziad Takieddine est, de fait, celui qui a introduit Nicolas Sarkozy auprès du dictateur libyen dès l’automne 2005. C’est lui qui a organisé les visites, les déplacements, a parfois assuré la traduction des entretiens, y compris les plus confidentiels. Ce fut le cas, par exemple, de la première visite officielle de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, en Libye, le 6 octobre 2005.
Devant les juges, l’intermédiaire a d’ailleurs raconté au sujet de cette visite une saisissante anecdote, qui prend aujourd’hui tout son sens : « Le soir, une réunion a eu lieu dans l’hôtel de Nicolas Sarkozy, avec Sarkozy, Senoussi, Guéant et moi. La discussion n’a porté que sur les relations entre la France et la Libye. À ce moment-là, Senoussi a parlé de sa condamnation dans l’affaire du DC10 UTA. Nicolas Sarkozy a indiqué qu’une fois président il s’engageait à l’amnistier. »
Comme Mediapart l’a déjà rapporté, la justice dispose désormais de nombreux documents qui prouvent en effet que Nicolas Sarkozy et ses proches se sont employés, entre 2005 et 2009, à sauver la mise judiciaire au dignitaire libyen qui avait été condamné par la cour d’assises de Paris dans l’affaire de l’attentat du DC10 d’UTA. La justice française avait condamné Senoussi à la réclusion criminelle à perpétuité, le considérant comme l’organisateur de cette attaque terroriste qui avait tué 170 personnes, en 1989, au-dessus du désert du Ténéré, au Niger.
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